Nagori de Ryoko Sekiguchi : nos temporalités …

J’attends toujours avec impatience les ouvrages de Ryoko. Je sais qu’elle me surprendra, me fera réfléchir, sentir, respirer, saliver … Je sais que je me poserai beaucoup de questions sur mon rapport au temps, à la nature, à la nourriture, aux autres.

La temporalité est au cœur de son travail depuis des années : le temps de l’attente de l’autre ou le temps suspendu dans la chaleur estivale, dans ses magnifiques poèmes ; le temps de l’après-Fukushima dans Ce n’est pas un hasard. Elle étudie le sujet sous un angle différent cette fois : le temps des saisons et la façon dont il « s’intègre » dans le temps humain. L’un est cyclique, l’autre est linéaire.

Quand on pense saisons, on pense souvent Japon : les haïkus et leurs mots de saison (dont il existe des dictionnaires entiers), le Hanami, pour se délecter de l’observation des cerisiers en fleur, mais aussi les cloches furin qui tintent dans le vent estival, les feuilles d’érables qui rougissent et la lune d’automne …  Toujours des mots japonais uniques que nous jalousons en occident, pour exprimer des notions que pourtant nous sentons ! Ainsi Nagori, qui donne son nom au titre du livre (d’ailleurs initialement suivi de sa définition sur la couverture : la nostalgie de la saison qui s’en va).

Son étymologie se rapporte à nami-nokori, « reste des vagues », l’empreinte laissée par les vagues après qu’elles se sont retirées de la plage … Comme j’aimais cela quand j’étais petite, cela me fascinait, je pouvais passer des heures à regarder ces ondulations sur le sable normand, noter leurs différences, toucher les bosses formées, y laisser la trace de mon doigt. Peut-être ma façon de vouloir arrêter le temps ?

Si l’on connaît bien ici le hashiri, l’équivalent de « primeur » et le sakari, « pleine saison » pour nos fruits et légumes, nagori est plus difficile à appréhender, ou en tous cas moins présent dans notre culture, notre vocabulaire. On imagine pourtant bien un fruit nagori : « peut-être pas aussi juteux que le fruit de sakari, ni aussi croquant que le fruit de primeur, de hashiri, mais il a gagné en gravité et en profondeur. »

Nous sommes de plus en plus sensibilisés et sensibles aux « fruits et légumes de saison ». Mais qu’est-ce vraiment qu’une saison ? Dans certains pays, elles n’existent pas, dans d’autres elles sont différentes. Chacun a une expérience personnelle des saisons, et donc un attachement, une nostalgie différente en fonction de l’endroit où il vit. Chaque voyage est ainsi une découverte d’autres saisons.

Dans l’angoisse de notre temporalité linéaire, nous tentons parfois d’arrêter le temps, nous cuisinons en salaison, en confit, en fermentation. Nous pouvons alors ralentir le temps, jouer à l’alchimiste, chercher une forme d’immortalité dans ces méthodes de conservation. Nous faisons cohabiter différentes temporalités dans nos assiettes.

Les saisons en cuisine, c’est le bonheur pour les cuisiniers. Et Ryoko nous fait une fois de plus saliver en évoquant de délicieux plats de saison (que je vous laisserai découvrir dans le livre).

Mais comment concilier saisons et radioactivité ? L’ombre de Fukushima, d’Hiroshima, modifie le rapport au temps. Depuis Hiroshima, l’été est irradié, depuis Fukushima, le printemps l’est aussi. Mais ils ne peuvent pour autant devenir des « mots de saison » !

Les saisons commencent et finissent, ce sont des rencontres, des moments de notre vie. On les regarde partir avec tendresse, comme on regarde partir un être cher. Il y a aussi un mot pour cela en japonais : Omiokuri, raccompagner du regard. Si vous êtes allés au Japon, vous avez peut-être vécu cette scène à la sortie d’un restaurant ou d’une boutique, la personne qui vous accompagne jusqu’au seuil de la porte puis vous salue encore et encore, vous regarde partir, vous couve de son regard bienveillant. Mais cela existe aussi chez nous. Ainsi, quand je me rends chez mes parents, ils restent toujours devant la maison quand la voiture s’éloigne et agitent la main jusqu’à ce que la voiture disparaisse.

Les saisons reviennent, mais entre temps, nous avons changé, nous avons vieilli d’une année … Un an, c’est le temps de passage des quatre saisons, c’est aussi le temps que Ryoko a passé à la Villa Médicis, et elle y a vécu chaque instant de chaque saison en sachant qu’il serait unique. Une sensation étrange qui lui a permis de nous offrir ce livre délicat et merveilleux.

Chaque ligne nous parle, chaque mot nous touche. Je prends souvent des notes en lisant, et pour celui-ci, j’avais envie de noter chaque phrase !

Je ne peux que vous inviter à plonger dans cette bulle temporelle ; elle a toutes les couleurs des saisons, toutes les saveurs, toutes les odeurs … Puis allez marcher dans la nature, allez manger ce qui vous fait plaisir, un plat de saison, un plat d’enfance, un plat qui vous est cher …

Auteur : lirelejapon

Passionnée par le Japon et sa littérature, j'essaie à travers ce blog de vous transmettre cette passion et de vous livrer mes impressions de lecture.

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