Chaque été, le triste anniversaire de la bombe atomique d’Hiroshima approchant, je me replonge dans les témoignages de rescapés, de journalistes, d’écrivains, pour tenter d’approcher l’inimaginable, l’impensable, l’horreur absolue.
Pour savoir et pour ne pas oublier, pour transmettre à ma petite échelle les mots bruts, durs, terrifiants pour décrire la bombe, l’explosion, les cadavres, les blessés qui agonisent en demandant de l’eau, les irradiés qui souffrent des années après l’explosion, les rivières qui charrient des corps, la pluie noire radioactive.
Tout cela doit être dit, doit être lu, doit être su.
Ce livre qui vient d’être réédité aux éditions du Cherche midi est particulièrement saisissant car il est rempli des souvenirs atroces d’un petit garçon de six ans, Keiji Nakazawa. Ce nom vous dira peut-être quelque chose. C’est en effet le mangaka de la série Gen d’Hiroshima, qui a mis en dessins toute l’horreur qu’il a vécue le 6 août 1945 et les années qui ont suivi. Cette fois-ci ce sont les mots simples, crus, nus, qui permettent de dire les sensations, les visions de ce petit bonhomme marqué à vie par ce qu’il a vécu ce jour-là.
Les souvenirs s’ébauchent dès la fin de l’année 1944 : le combat quotidien contre la famine, les rêves de riz blanc, le poisson volé au chat … et malgré toutes les difficultés, la vie qui s’installe dans le ventre de sa mère.
Ce matin du 6 août 1945, le petit garçon s’apprête à partir à l’école et parle à la voisine près d’un mur épais … Un flash, sa voisine totalement carbonisée, lui sauvé par le mur. Et tout de suite après, les visions d’horreur partout : les maisons effondrées, les humains en haillons criblés de morceaux de verre ou brûlés. « Tous se déplacent machinalement, sans bruit, sans un cri de douleur. Ils me font penser à des larves d’insectes. Quand l’horreur franchit les limites de tout raisonnement possible, dépasse l’entendement humain, je me demande si les gens ne deviennent pas insensibles à la douleur. N’est-ce pas déjà l’au-delà ? »
Il retrouve sa mère, un bébé dans les bras, né en ce triste jour. Mais son père et son frère sont morts brûlés, coincés sous les décombres, sans pouvoir être sauvés par leur mère que les voisins ont éloignée du brasier et des cris alors qu’elle voulait mourir avec eux. Sa petite soeur est morte également, mais a priori sans avoir eu le temps de hurler … Les cris du mari et du fils hanteront toute sa vie la mère de l’auteur.
Après la pluie noire, le soleil se fait de plomb et les cadavres entrent en putréfaction dans les champrs, les larves et les mouches s’installent dans les plaies des blessés. Autant de visions que l’auteur nous livre avec des détails qui montrent que tout s’est imprimé dans son corps, par tous ses sens : « Nous enjambons souvent des cadavres. Nous marchons parfois sur un morceau de chair qui glisse tel un fruit blet. De la peau humaine colle à nos pieds. Nous l’enlevons. »
Puis ils retrouvent un grand frère, croisent un oncle qui meurt mystérieusement après avoir sauvé des gens en ville. On découvre l’effet des radiations de la bombe. Difficile de trouver à manger, de trouver un lieu où dormir. Sans oublier un typhon qui s’abat sur la ville.
Et les visions d’horreur qui se poursuivent : les os blancs charriés par les rivières ou recouverts de terre et compactés au rouleau compresseur sous le regard indifférent des soldats américains, la mort qui rôde toujours et emporte le bébé.
Et puis il y a l’ABCC (Atomic Bomb Casuality Commission) qui trie et examine les élèves des écoles, nus devant tout le monde, et qui pratique des prélèvements sur les cadavres … des « nécrophages qui n’ont jamais soigné ni aidé une population meurtrie qu’ils transformaient de surcoît et sans explication en cobaye. »
Le récit s’achève par l’année 1967 : la naissance de la fille de l’auteur, mais aussi malheureusement l’essai nucléaire chinois.
Le texte de Keiji Nakazawa est précédé d’une préface de Paul Quilès, président d’IDN (initiatives pour le désarmement nucléaire), illustré par de nombreuses photographies (ville détruite, blessés, hôpitaux, ABCC, manifestations), suivi d’un texte engagé de Bernard Clavel, écrit en 1995 pour la première édition du livre, La Peur et la Honte, et enfin accompagné d’annexes qui apportent de précieux élémens de compréhension. Un ensemble qui permet d’aborder ce sinistre événement de la façon la plus complète possible.
Un livre à mettre entre toutes les mains, à diffuser partout !